Et encore la même chose Je dis simplement la merveille la modestie du ciel vivant le petit pesant d'or d'une abeille l'éclat du sel qui est tout blanc toi différente mais pareille Je dis simplement la merveille de tous les jours te retrouver. Claude Roy, "Et encore la même chose", Clair comme le jour, Poésies Gallimard. _____________________________________________________________________________ Chant du chevalier Il était noble, il était fort. Il se battait pour une reine. Il était noble, il était fort Et fidèle jusqu'à la mort. Il la prit par la main un soir. - C'était la plus pauvre des reines - Il la prit par la main un soir Et la fit sur le trône s'asseoir. Il posa la couronne d'or -C'était la plus humble des reines - Il posa la couronne d'or Sur sa tête comme un trésor. Haut l'épée, il se tenait droit - C'était la plus faible des reines - Haut l'épée, il se tenait droit Pour la défendre, elle et son droit. A ses pieds tristes, en vainqueur, - C'était la plus triste des reines - A ses pieds tristes, en vainqueur, Il mit le monde...hors son coeur. Il mourut pour sa reine un jour. - C'était la plus pauvre des reines - Il mourut pour sa reine un jour... Il aimait une autre d'amour. Marie Noël, "Chant du chevalier", L'Oeuvre poétique", Stock, 1969. ______________________________________________________________________________________________ Les feuilles volantes Adieu mon livre, adieu ma page écrite, Se détachant de moi comme une feuille, Me laissant nu comme un cliché d'automne. Je vous dédie une arche de parole Pour naviguer, mes amis, naviguer Dans ma mémoire où se taisent les loups. Vole ma feuille au-dessus de la ville, Franchis le fleuve et détruis la frontière. Amour, amour, ô ma géographie ! Et si tu cours au fil de l'onde, un songe Recueillera mes images mouillées Que dans un pré le soleil sèchera. Poète ici, Poète comme un arbre Offrant sa feuille à la terre gourmande Et dans l'humus herbe ressuscitant. Un autre livre, une parole neuve, Les mêmes mots dans d'autres mariages Et toujours l'homme et son tapis volant. Robert Sabatier, "Les feuilles volantes", in Icare et autres poèmes, Editions Albin Michel. _______________________________________________________________________________________________________________________________________________ Réveil Le monde me quitte, ce tapis, ce livre Vous vous en allez ; Le balcon devient un nuage libre Entre les volets. Ah ! Chacun pour soi les quatre murs partent Me tournant le dos Et comme une barque au loin les commandent D'invisibles flots. Le plafond se plaint de son coeur de mouette Qui se serre en lui, Le parquet mirant une horreur secrète A poussé un cri Comme si tombait un homme à la mer D'un mât invisible Et couronné d'air. Jules Supervielle, "Réveil", in Gravitations, Editions Gallimard, 1925. ____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ Chanson de la Seine La Seine a de la chance Elle n'a pas de soucis Elle se la coule douce Le jour comme la nuit Et elle sort de sa source tout doucement sans bruit et sans se faire de mousse sans sortir de son lit Elle s'en va vers la mer En passant par Paris La Seine a de la chance Elle n'a pas de soucis Et quand elle se promène Tout le long de ses quais Avec sa belle robe verte Et ses lumières dorées Notre-Dame jalouse Immobile et sévère Du haut de toutes ses pierres La regarde de travers Mais la Seine s'en balance Elle n'a pas de soucis Elle se la coule douce Le jour comme la nuit Et s'en va vers le Havre Et s'en va vers la mer En passant comme un rêve Au milieu des mystères Des misères de Paris. Jacques PREVERT, "Chanson de la Seine", Extrait de "Aubervilliers" in Spectacle, Ed. Gallimard, 1972. ________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ Lettre aux gens très sages Non il n'est pas fou Celui qui parle au vent aux murs aux rues aux lampadaires à l'ombre du chat sur la fenêtre aux mains fragiles qui l'aiment et le connaissent Il n'est pas fou celui qui voit la mer dans son miroir et des chiens bleus dans les nuages Non le poète n'est pas fou il rêve il rêve et nous attend sous le manteau de son mystère au coeur du monde imaginé. Jean-Pierre SIMEON, La Nuit respire, Cheyne, 2003. _____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ LE BUFFET C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre, Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ; Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ; Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries, De linges odorants et jaunes, de chiffons De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries, De fichus de grand-mère où sont peints des griffons ; - C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits. - Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. Arthur Rimbaud, Poésies, 1870. _____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ La Panthère noire Par les sentiers perdus au creux des forêts vierges Où l'herbe épaisse fume au soleil du matin ; Le long des cours d'eau vive encaissés dans leurs berges, Sous de verts arceaux de rotins ; La reine de Java, la noire chasseresse, Avec l'aube, revient au gîte où ses petits Parmi les os luisants miaulent de détresse, Les uns sous les autres blottis. Inquiète, les yeux aigus comme des flèches, Elle ondule, épiant l'ombre des rameaux lourds. Quelques taches de sang, éparses, toutes fraîches, Mouillent sa robe de velours... Sur la haute fougère elle glisse en silence, Parmi les troncs moussus s'enfonce et disparaît. Les bruits cessent, l'air brûle et la lumière immense Endort le ciel et la forêt. Leconte de Lisle, Poèmes barbares _______________________________________________________________________________________________________________________________________________________ Les enfants Tous les enfants, vous le savez, sont des navires Qu'un proverbe pareil aux brises les plus douces Conduit, syllabe après syllabe, au continent Où les pingouins dorés murmurent des poèmes.
Tous les enfants, vous le savez, sont des bouleaux Qui dans la nuit, en demandant pardon, écartent Leurs branches, leur écorce, et vont, jusqu'au vertige, Danser sur la grand-place, au milieu des poulains. Tous les enfants, vous le savez, sont des comètes Venues pour rendre hommage au nom d'un autre azur, D'une autre vérité, d'une autre fable ; et nous, Adultes par défaut, saurons-nous les convaincre De s'attarder ici le temps d'un bref bonheur, Avant de repartir chez les étoiles folles ? ALain BOSQUET, "Les Efants", In Sonnets pour une fin de siècle, Editions Gallimard, 1980. ___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ _____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ La nuit Elle est venue la nuit de plus loin que la nuit à pas de vent de loup de fougère et de menthe voleuse de parfum impure fausse nuit fille aux cheveux d'écume issue de l'eau dormante
Après l'aube la nuit tisseuse de chansons s'endort d'un songe lourd d'astres et de méduses et les jambes mêlées aux fuseaux des saisons veille sur le repos des étoiles confuses
Sa main laisse glisser les constellations le sable fabuleux des mondes solitaires la poussière de Dieu et de sa création la semence de feu qui féconde les terres
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit à pas de vent de mer de feu de loup de piège bergère sans troupeaux glaneuse sans épis aveugle aux lèvres d'or qui marche sur la neige.
Claude ROY, "La nuit", extrait de "Jamais je ne pourrai", in Poésies, Editions Gallimard, 1970.
Date de création : 17/03/2008 @ 16:36
Dernière modification : 26/01/2010 @ 14:33
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